19
L’énorme langue du molosse lécha le visage de Séqen qui dormait à côté de son âne.
— Ah, c’est toi, Rieur…
Le chien tenta de s’asseoir sur le ventre du jeune homme. Redoutant d’être écrasé sous le poids, Séqen roula sur le côté et se releva.
Le soleil était déjà haut dans le ciel.
Perdu, Séqen ne savait plus s’il devait se rendre au palais ou quitter la ville pour échapper à la colère de la famille royale. S’il implorait le pardon d’Ahotep, peut-être le lui accorderait-elle… Mais pourquoi s’humilier ainsi ? Pour insensé qu’il fut, son amour n’avait rien de fautif ! Et il n’était pas homme à s’enfuir comme un lâche.
— Viens, Rieur, nous allons chez ta maîtresse.
À peine maquillée, vêtue d’une longue robe vert pâle, la princesse lisait des hymnes composés par des sages à la gloire des couronnes royales, considérées comme des êtres vivants qui projetaient un feu capable de vaincre les forces des ténèbres.
— Je vous ramène Rieur, déclara Séqen, la mine sombre. M’autorisez-vous à rester à Thèbes ?
Ahotep ne leva pas les yeux de son papyrus.
— Tes sentiments ont-ils changé ?
— Mes sentiments…
— Ta longue nuit t’a-t-elle fait oublier tes absurdes déclarations ?
— Non, bien sûr que non !
— Tu aurais dû réfléchir et comprendre que tu es victime d’un mirage.
— Vous n’êtes pas un mirage, princesse, mais la femme que j’aime.
— En es-tu bien sûr ?
— Sur la vie de Pharaon, je le jure !
— Il n’y a plus de pharaon, Séqen.
— Ceux qui vivent à jamais dans le ciel sont témoins de ma sincérité.
Ahotep posa le papyrus sur une table basse et regarda le jeune homme droit dans les yeux.
— Cette nuit, je n’ai pas dormi parce que j’ai sans cesse pensé à toi, avoua-t-elle. Tu me manquais.
Le cœur de Séqen battit la chamade.
— Mais, alors…
— Il est possible que je t’aime. Mais le mariage, c’est beaucoup plus grave. As-tu déjà connu une fille ?
— Non, Ahotep.
— Moi, je n’ai connu aucun garçon. Es-tu capable d’offrir le cadeau de la vierge à une princesse, à savoir des lits, des chaises, des coffres de rangement, des boîtes à bijoux et à fards, des bracelets et des bagues, des vases précieux et des tissus de première qualité qui, à sa mort, lui serviront de linceul ?
Séqen était effondré.
— Vous savez bien que non.
— Tant pis, je m’en passerai. Ma mère protestera, mais je saurai la convaincre. Précisons maintenant ce que j’exige de mon futur mari : qu’il ne soit ni avide, ni vaniteux, ni stupide, ni malhonnête, ni étroit d’esprit, qu’il ne se dorlote pas et qu’il ne soit pas sourd à la voix des dieux.
— Je m’engage à faire de mon mieux, mais je ne sais pas si…
— Tu t’engages, c’est l’essentiel. Venons-en au plus important : je veux deux fils le plus vite possible. La lutte contre les Hyksos sera longue, et je les éduquerai dans l’amour de leur pays et la volonté de le libérer. Si nous disparaissons, toi et moi, ils poursuivront notre combat.
Séqen sourit.
— J’accepte toutes ces conditions.
Leurs lèvres se rapprochèrent.
— Je ne suis pas une femme comme les autres, Séqen, et il m’est interdit de le devenir. Même si nous sommes heureux ensemble, notre existence ne sera que tumulte.
— Vous m’avez déjà appris à ne pas être un homme comme les autres. Pour vivre avec vous, je suis prêt à tous les sacrifices.
Ils s’offrirent leur premier baiser, d’abord hésitant, puis fougueux.
Les mains tremblantes de Séqen firent glisser la robe le long du corps parfait d’Ahotep, osèrent toucher sa peau parfumée et s’aventurèrent à une première caresse qui la fit frémir de tout son être.
Elle, la conquérante et la lutteuse, s’abandonna entre les bras de cet amant qui réinventait les gestes de la passion.
Et ils se donnèrent l’un à l’autre, en oubliant tout ce qui n’était pas leur désir.
Quoique légèrement souffrante, Téti la Petite reçut sa fille en présence de l’intendant Qaris.
— Tu n’as jamais été aussi rayonnante, Ahotep. Rapporterais-tu de bonnes nouvelles de ton expédition ?
— Malheureusement non, Majesté. Sur le site de Gebelein a été construite une forteresse qui semble imprenable, sur le Nil circulent à leur guise des bateaux de guerre hyksos, et la campagne thébaine ne bénéficie d’aucune protection militaire.
— Avez-vous atteint Coptos ? demanda Qaris.
— J’y ai rencontré le maire de la ville.
— Titi ?
— Lui-même. Un curieux homme, plutôt désabusé, auquel j’espère avoir redonné le goût de se battre.
— C’est l’un de nos plus fidèles alliés, déclara l’intendant, mais son réseau de résistants a été détruit, et Titi n’a échappé à la mort qu’en se prétendant vassal de l’empereur.
— Crois-tu qu’il aurait donné l’ordre de me faire massacrer par des miliciens à la solde des Hyksos ?
— Impossible, princesse !
— Coptos sera bientôt une ville morte, prédit Ahotep, et les Hyksos y construiront probablement une forteresse comparable à celle de Gebelein. Titi ne dispose plus que d’une petite garde personnelle et il ne peut célébrer la fête de Min qu’en secret.
Qaris était accablé.
— Comme je le pensais, nous sommes encerclés. Le réduit thébain ne tardera plus à succomber.
— Je suis persuadée du contraire : il faut susciter des vocations, organiser la résistance et desserrer peu à peu l’étau.
— J’ai eu des nouvelles d’Avaris, révéla Qaris. Apophis vient de se proclamer pharaon, et ses noms de couronnement ont été inscrits sur l’arbre sacré d’Héliopolis.
— Il n’a pas osé…, balbutia Téti la Petite, frappée au cœur.
— Sous peu, Majesté, nous devrons reconnaître sa souveraineté et lui prêter allégeance. Thèbes, comme le reste des Deux Terres, n’appartient-elle pas au roi de Haute et de Basse-Égypte ?
La reine était au bord des larmes.
— Laissez-moi, tous les deux.
— Viens avec moi, mère. Je vais te prouver que l’espoir subsiste.
Prenant le bras de la reine, Ahotep la conduisit jusqu’à sa chambre dont elle ouvrit la porte avec fracas.
Allongé sur le lit, les yeux au ciel, Séqen fut si surpris qu’il eut à peine le temps de se couvrir.
— Ahotep ! Ça ne signifie pas que…
— Mais si, mère. Séqen et moi avons fait l’amour pour la première fois. Nous vivrons désormais ensemble sous le même toit, et nous sommes donc mari et femme. Mon époux te racontera lui-même comment, avec l’aide de son âne, il a terrassé quatre miliciens hyksos qui voulaient nous exécuter. Notre première victoire, Majesté !
— Ahotep, tu…
— Séqen n’appartient pas à une grande famille, mais quelle importance ? Les princesses égyptiennes épousent ceux qu’elles aiment, quelle que soit leur origine. Il n’a aucune fortune et ne peut donc m’offrir le cadeau de la vierge… Mais ne sommes-nous pas en temps de guerre ? Nos âmes et nos corps sont en harmonie, nous sommes décidés à nous battre jusqu’à la mort. N’est-ce pas l’essentiel ?
— Vous… vous voulez des enfants ?
— Nous aurons deux fils, et ils seront des guerriers aussi vaillants que leur père.
— Bien, bien…
— Nous donnes-tu ton approbation, mère ?
— C’est-à-dire que…
Avec fougue, Ahotep embrassa la reine sur les deux joues.